Avec La Démocratie féministe, la politologue française Marie-Cécile Naves signe un essai résolument optimiste. Au-delà de son analyse de la montée des régimes néolibéraux autoritaires avec l’avènement en 2016 de Donald Trump, l’ouvrage propose de repenser nos démocraties sous le prisme du genre. Pour une société plus inclusive, bienveillante et respectueuse des autres et de notre planète.

 Sorocité : Quel rôle ont joué les femmes dans l’élection américaine ? Peut-on dire qu’elles ont fait perdre Donald Trump ?  

Marie-Cécile Naves : Même s’il faut attendre les résultats de sociologie électorale pour savoir qui a voté pour qui, on sait déjà que les femmes ont voté davantage pour Joe Biden et qu’il y a sans doute un écart important entre les deux candidats. Ce qui est intéressant avec cette élection, c’est que le militantisme de terrain a joué un rôle immense en faveur de Biden, notamment les femmes noires dans certains territoires clés comme les grandes villes de Géorgie, de Pennsylvanie ou du Wisconsin. Ces femmes noires sont des élues, d’anciennes élues, des leadeuses du Parti démocrate, mais aussi des personnes issues du militantisme féministe et antiraciste dont Black Lives Matter et #SayHerName. Les femmes ont donc joué un rôle majeur dans la façon dont elles ont voté, dans le fait qu’elles se sont mobilisées, et qu’il y ait eu un engagement très fort chez les militantes. 


 Cet engagement est-il dû à la personnalité de Donald Trump ?

Oui, très probablement. Il a été vu comme un président masculiniste, raciste, très complaisant avec l’extrême droite, climato-sceptique. À cela s’ajoute sa gestion désastreuse de la crise de la Covid-19, son mépris affiché de tout ce qui touche au soin et à l’attention à l’autre. Or, on sait que les femmes sont plus sensibles à ces questions de care, car ce sont surtout elles qui s’occupent des malades.

Il ne faut pas oublier que les mobilisations anti-Trump ont commencé dès son élection, avec les Women’s March de janvier 2017, qui ont rassemblé quatre millions de personnes. Le militantisme féministe, antiraciste et écologiste n’est pas né avec Trump, mais il s’est particulièrement mobilisé contre lui dès son entrée en fonction.


 Est-ce que le choix de Kamala Harris comme vice-présidente par Joe Biden a été déterminant pour le vote des femmes ?

Il y a un enjeu de symbole et de représentativité d’une Amérique qui change. Biden l’a dit plusieurs fois : ‘Je suis un président de transition vers l’Amérique de Kamala Harris. Une Amérique où les femmes sont nommées à des postes à responsabilité, mais aussi une Amérique qui est démographiquement plus multiculturelle que jamais’. 


 Peut-on espérer un avenir plus optimiste pour les droits des femmes aux États-Unis avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden ?

Oui, on peut le penser. Il a un programme ambitieux en matière d’accès à l’avortement, de réduction des inégalités salariales, d’accès des femmes à la création d’entreprise et sur la dette étudiante, qui touche particulièrement les femmes noires. Ensuite, toute la question est celle des leviers d’action. Et il y a encore un suspense, puisque deux élections sénatoriales sont prévues début janvier.

Si le Sénat reste républicain, il est évident que de grandes réformes législatives seront difficiles à faire passer dans un pays qui est très polarisé. Mais Joe Biden aura quand même la possibilité d’agir par décrets et grâce aux nominations qu’il peut faire dans les agences fédérales, en particulier dans les agences de santé. Il pourra ainsi revenir sur un certain nombre de textes réglementaires. Par exemple, les subventions que Trump a coupées au Planning Familial ou les fortes subventions fédérales qu’il accordait aux associations anti-avortement.


 Donald Trump, Jair Bolsonaro au Brésil ou Viktor Orbán en Hongrie, sont populistes, masculinistes et néolibéraux. Qu’ont en commun leurs politiques ?

Elles ont en commun un projet de société, une vision du monde très prédatrice sur les autres et sur la planète. Ce qui est assez frappant chez tous ces hommes, c’est que leur vision dominatrice fait système, aussi bien en politique intérieure que dans la diplomatie. C’est la politique des coups de poing, de la menace, des fake news, de la disqualification des adversaires et des médias, du refus de coopération, du mépris de la science et des corps intermédiaires.

Tous exercent un pouvoir qui est très vertical alors qu’il s’agit de démocraties. Je crois qu’il y a une tentation autoritaire, voire néofasciste, chez tous ces dirigeants, et qui est en partie nourrie par le refus du progrès social, de l’émancipation des femmes et des minorités, et qui répond à une certaine demande sociale de sécurité. Tous ont également une obsession pour le genre : dès leur arrivée au pouvoir, ils ont pris des mesures pour limiter les droits des femmes et des LGBTQIA+.


 Les féministes sont-elles aujourd’hui les premières opposantes à ces régimes néolibéraux autoritaires ?
  Elles sont une immense force de mobilisation, non seulement pour affirmer les droits des femmes, mais aussi pour défendre la démocratie et les droits citoyens. Un exemple très intéressant est celui du Chili, où a eu lieu une grande mobilisation féministe en 2019. Il s’agit de la plus grande mobilisation depuis la fin de la dictature, partie de contestations pour l’accès à l’avortement, la lutte contre les féminicides, les viols, et qui a permis à des mobilisations sociales de contestation de prendre de l’ampleur : sur l’augmentation du prix du ticket de métro, sur l’augmentation des prix de l’énergie, pour la réécriture de la Constitution…
  Il y a eu un effet similaire dans le Hirak algérien, même si les féministes ont ensuite été muselées. Au Liban aussi, ou actuellement en Pologne, où il n’y a pas que la revendication du droit à l’avortement, mais aussi des luttes pour davantage de justice sociale et contre le racisme.

 “On peut avoir un leadership combattif sans volonté de domination et de disqualification de l’autre.”

 L’une des figures du leadership féministe est la militante pour le climat Greta Thunberg. Comment expliquez-vous les attaques dont elle fait l’objet ?
  Greta Thunberg déclenche de l’hostilité parce qu’elle dénote avec l’image traditionnelle ‘glamour, silencieuse et soumise’ des jeunes femmes dans l’espace public. Elle est attaquée non pas pour les idées qu’elle défend sur le plan scientifique, mais sur son physique, sur sa manière de parler, sur son handicap… Le féminisme n’est pas forcément sa cause, mais en incarnant l’une des nouvelles figures de femmes dans l’espace public, elle fait partie d’un mouvement féministe international.    Toutes les femmes politiques, toutes les militantes se font critiquer, non pas pour ce qu’elles disent, mais pour ce qu’elles sont. C’est le cas d’Alice Coffin, de Megan Rapinoe… Elles défendent des positions très engagées. Or, il n’y a jamais la volonté d’engager un débat avec elles. Ceux·celles qui les critiquent sont plutôt dans une démarche de disqualification : ils·elles s’attaquent à ce qu’elles représentent. 

 On oppose souvent les leaderships virilistes de Trump et consort à ceux de femmes comme la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern. Sans tomber dans le piège de l’essentialisation en déclarant qu’elles exercent un pouvoir plus doux, les femmes gèrent-elles mieux les crises actuelles ?


  Jacinda Ardern le dit très bien : on peut avoir un leadership combattif sans volonté de domination et de disqualification de l’autre. Quand elle commente l’attentat de Christchurch contre des musulmans, Ardern a un discours très fort, mais refuse dans un même temps de nommer le terroriste, de céder à la haine, au nationalisme, à la violence. 
  Concernant la crise sanitaire, les pays d’Europe du Nord ou la Nouvelle-Zélande sont des pays où la parité est davantage installée et où les femmes occupent davantage des postes à responsabilité. On écoute donc plus leur parole. 

Ce qui change aussi, c’est le fait que ce soit des femmes et que par leurs expériences de vie, elles sont plus sensibles aux questions de bienveillance, d’attention à l’autre, de solidarité. Ce n’est donc pas une question de sexe, mais de genre et de type de gouvernance par laquelle le pays est géré de manière générale. C’est aussi une question de pluralité des regards sur le monde… Ce qui n’est pas le cas quand tous les hommes qui sont au pouvoir sont issus des mêmes grandes écoles. 

C’est la preuve que les revendications des féministes progressent. Il y a des tentations de les museler, mais elles sont une force puissante.” 

 Pour vous, qu’est-ce qu’une démocratie féministe ?

C’est un mode de vie collective dans lequel on fait confiance à la science et aux expertises d’expérience. C’est une volonté d’écouter la parole citoyenne pour aller vers un projet émancipateur pour toutes et tous, de promotion du débat démocratique et non de la polémique perpétuelle. C’est aussi prendre conscience des enjeux de genre et avoir une volonté de recréer du commun, du dialogue, pour proposer la fin du patriarcat, mais pas seulement : des autres systèmes de domination et de prédation sur les humains et sur la nature.

C’est à la fois un mode de gouvernance, un mode de leadership, un agenda et un programme politique qui sont plus respectueux des autres et de la planète, et qui proposent plus de liberté, plus d’égalité pour toutes et tous. 


 Selon vous, qui sont aujourd’hui les figures de la démocratie féministe ?
  Beaucoup de leadeuses issues des nouvelles générations, et qui portent des combats transversaux. Contrairement aux caricatures que beaucoup en font, les combats pour l’émancipation et la planète, qui vont de pair, ne sont pas du tout des combats séparatistes. On est vraiment dans la construction d’un univers plus inclusif. On l’a vu aussi avec les mobilisations qui ont eu lieu après la mort de George Floyd : il y a des gens de toutes les origines, de tous les milieux, des militants du climat…
  J’ai aussi l’impression – on verra si les faits me donnent raison ou non – que Joe Biden correspond bien à cette image. Évidemment, il s’est fait élire sur un discours et un programme anti-Trump, mais je pense que l’anti-Trumpisme est un moteur pour construire ce monde-là. 

 Pourtant, Joe Biden n’était pas favorable au Green New Deal, le programme de transition écologique et de justice sociale porté notamment par Alexandria Ocasio-Cortez…

Bien sûr, il y a une part d’opportunisme chez lui. Mais il a bien compris qu’il ne pouvait pas tourner le dos à ces messages-là. Il vient d’ailleurs de nommer John Kerry ambassadeur pour le climat. Je pense aussi qu’il peut avoir changé. C’est toute la différence entre les politiciens agiles, qui veulent être en prise avec le monde, et les autres. 


 On assiste aux États-Unis et en Pologne à une limitation du droit à l’avortement, confortée par le Consensus de Genève. Est-ce selon vous une conséquence directe des différentes crises que vivent aujourd’hui nos démocraties ?

Je le vois davantage comme une réponse à #MeToo, le fameux « backlash ». Ce consensus de Genève [signé le 22 octobre dernier par 32 pays, il s’oppose à l’avortement comme « droit humain », NDLR] , bien que n’ayant aucune valeur juridique, est assez curieux. C’est une réponse directe, internationale et symbolique, au mouvement #MeToo.

Ce qui est intéressant, c’est que les signataires ne s’entendent que sur ce point. Les États-Unis sont signataires aux côtés de l’Arabie saoudite ou de l’Égypte. Trump et Bolsonaro refusent le multilatéralisme, sortent des grands accords internationaux, mais se mettent d’accord pour s’attaquer aux droits des femmes ! C’est la preuve que les revendications des féministes progressent. Il y a des tentations de les museler, mais elles sont une force puissante. 


 Êtes-vous optimiste pour la suite ?

Oui, je le suis. Même s’il y aura toujours des tentatives de retour en arrière. J’ai l’impression que quelque chose se passe et que les hommes vont être plus impliqués dans les jeunes générations – même si je demande à voir [rires]. Il y a aussi malheureusement encore beaucoup de régions du monde où la question féministe est très difficile à porter dans l’espace public.

La Démocratie féministe, Réinventer le pouvoir de Marie-Cécile Naves, paru le 14 octobre aux éditions Calmann-Lévy.

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C'est tout bon, on se retrouve très vite !
Publié par :Charlotte Arce

Journaliste indépendante

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